“Parce que pour parler du geste qui m'intéresse, le geste décolonial, il n'a du potentiel et de la force que si l'on maîtrise justement les conditions, la chimie du lieu et ses mutations potentielles.
Il y a ensuite une question pratique très simple: où investir notre énergie? Si l'on part du principe que nous sommes faibles, limité-es et minoritaires, la question de savoir à quoi va servir le peu que nous avons est d'importance. Pour moi, dès lors qu'on est parvenu-e à se défaire de tout désir pour des lieux et des mondes toxiques, que l'on est parvenue à réorienter notre désir vers d'autres lieux et que l’on a cessé - et là je parle des personnes minoritaires- de vouloir être le papier peint de la diversité pour ces lieux, il est clair que notre énergie doit être investie dans le fait de construire d'autres formes d'espaces dont nous maitrisons collectivement les conditions. Des lieux non héroïques, qui ont des durées de vie et des modes d'existence variées, qui sont fragiles et qui apparaissent sans cesse. Ce sont des lieux en dessous de la surface du visible, qui est aussi celle de l'extraction de la valeur. Des lieux où personne n'extrait uniquement pour soi, des lieux qui ne sont organisés autour d'aucun «Corps de référence». Des lieux sans roi, sans reine, quand bien même ils et elles seraient noir-es.
Aussi, je dirais que la proposition de ce projet nous force à penser en termes de scène de représentation. Car avec ce que je viens de souligner, on comprendra que, dans une perspective minoritaire, l'émancipation n'est plus une question de représentation -qui parle?-mais aussi, et surtout, une question de scène de représentation - où parle-t-on? Et au bénéfice de qui parle-t-on? J'aimerais dire aussi: vers quoi parle-t-on? Poser la question en ces termes c'est aller au-devant de l'absorption bienveillante des savoirs minoritaires au profit du capitalisme cognitif. Nous avons appris combien l'art contemporain était mu par la seule dynamique de l'absorption de tout ce qui tentait de lui échapper, comme si toute relation qui posait une limite à ce champ était inacceptable, inaudible et non négociable. Il me semble qu'il est temps de réorienter nos désirs vers d'autres sociabilités, d'autres expériences, d'autres manières d'être ensemble que celles qui font, consciemment ou pas, de nos vies les nouveaux fétiches des vitrines de l'art. Et pour ce qui est d'un certain monde de l'art, il est temps qu'il accepte simplement son “en-dehors”, ce qui n'est pas lui et se désintéresse de lui parfois, sereinement, sans animosité, ce qui pose des conditions à la relation, qui met son désir dans d'autres choses, qui ne voit pas dans l'art une solution à tout et qui voit même dans le désir de l'art d'être tout et solution à tout un problème. Et cela ne nous empêchera pas de dessiner, d'écrire et de dire des histoires et des poèmes, de faire des films, d'inventer des performances, mais en pensant à d'autres formes de vie et d'autres économies relationnelles que celles de la figure du héros et du sauveur blanc. Cela demande d'aller aux racines des économies de nos vies et d'y consacrer du temps sans se laisser distraire par ce qu'il se passe à la surface du corps de l'Empire où il semble qu'est venu le temps d'une douce fièvre décoloniale. Nous n'avons pas de temps pour cela, nous n'avons pas de main fraîche pour cela.
En premier lieu, il faut apprendre à nous protéger, apprendre à refuser, apprendre à vivre dans d'autres conditions. Négocier notre présence, construire dans les interstices, dans ce qui nous est laissé pour vivre. Vous allez me dire que tout ceci est une question de moyens, que si l'on vient fréquenter des lieux toxiques c'est parce que c'est là que se concentrent les moyens, tous les moyens. Ce qui est vrai. En ce qui concerne les politiques publiques au moins, nous devons faire en sorte que cela ne soit plus le cas. Il faut fondre les statues de Léopold II pour récupérer des métaux extraits au Congo afin de construire quelque chose d'autre, qui fasse sens pour les Congolais-es et qui fasse lien entre les Congolais-es, les descendant-es de Congolais-es, la diaspora congolaise et toutes les autres. Il nous faut, donc, travailler à la décomposition fertile des institutions de l'art pour faire pousser tout un nouveau monde de petits lieux habitables à d'autres échelles. Il ne nous suffira plus de nous extasier devant les formidables histoires des champignons de la fin du monde dans des séminaires, des livres et des expositions. Il va nous falloir nous mettre au travail avec la matière des mondes dans lesquels nous vivons, dans les espaces où quelque chose peut encore pousser. Puisqu'il n'y a pas d'autre monde que ce monde déjà largement abîmé. C'est un nouvel imaginaire dont nous avons la responsabilité et nous devons le rendre possible et désirable. nous devons le pratiquer chaque jour dans des enclaves sans propriétaires et sans dette.”